Journée internationale des forêts | Les forêts et les aliments, 25 mars 2025

Mme Olfa Karous
Ingénieure-docteure en sciences agronomiques,
Observatoire du Sahara et du Sahel
À perte de vue, un océan vert s’étend, couvrant un tiers de la surface terrestre. Mystérieuse, ancestrale, sauvage ou à conquérir, la forêt fascine, effraie et attise la convoitise. Insondable, perçue comme un territoire hostile, à dominer et à exploiter, elle fut réduite pendant des siècles à une simple réserve de bois. Pourtant, derrière cette vision réductrice se cache un trésor bien plus précieux : celui de la subsistance.
Au fil des saisons, la forêt évolue, généreuse dans ses offrandes. Du plus petit brin d'herbe aux géants du bois, des clairières accueillantes aux ombres profondes, elle livre ses secrets et nourrit ceux qui savent l’apprécier. Au printemps, elle se pare de pousses tendres et de fleurs éclatantes de fraîcheur. L’été, ses fruits mûrissent sous le soleil, dissimulés parmi les feuillages. L’automne transforme ce monde en un garde-manger de mille saveurs : champignons, graines dorées et noix tombent à profusion. Même en hiver, lorsque le froid fige l’univers, des trésors insoupçonnés sont cachés sous l’écorce, prêts à nourrir ceux qui savent les chercher.
Cependant, ce rôle nourrisseur s’estompe peu à peu, étouffé par l’oubli et des modes de consommation déconnectés du vivant, et la forêt reste un maillon invisible mais fondamental de l’alimentation humaine : elle nourrit par la cueillette, enrichit les sols, soutient l’agriculture, offre des moyens de subsistance et fournit l’énergie nécessaire à la cuisson.
Malgré ses 650 millions d’hectares de forêts, l’Afrique reste le continent le plus touché par l’insécurité alimentaire aigue qui affectait près de 240 millions de personnes en 2023. Comment expliquer ce paradoxe ? La réponse se trouve dans la redécouverte du potentiel caché de la forêt. Bien plus qu’un sanctuaire naturel, elle contribue activement à la sécurité alimentaire et nutritionnelle, en influençant ses quatre dimensions : disponibilité, accès, utilisation et stabilité des ressources.
Disponibilité : Les forêts, réservoirs vivants de la nutrition
Les forêts contribuent directement et indirectement à la disponibilité alimentaire. Elles fournissent une grande diversité d’aliments d’origine végétale et animale — fruits, légumes, champignons, gibiers, poissons et insectes — qui nourrissent de nombreuses populations rurales. Dans le bassin du Congo, environ 4,6 millions de tonnes de viande de brousse sont prélevées chaque année. Appréciée aussi en milieu urbain comme mets de prestige, cette ressource fait l'objet de réglementations visant à limiter la surexploitation et à préserver la biodiversité. Les forêts soutiennent aussi l’élevage en offrant du fourrage, facilitant ainsi l’accès aux protéines animales.Indirectement, elles influencent la fertilité des sols en captant l’eau et les nutriments avant de les redistribuer aux cultures. Elles interviennent aussi dans l’approvisionnement en eau pour l’irrigation et la pêche. En abritant des pollinisateurs et des prédateurs naturels, elles favorisent des rendements agricoles durables, notamment dans les systèmes à faible recours aux intrants chimiques.
Accès : Sous les feuillages, des ressources et des droits
Les forêts nourrissent les corps autant qu’elles soutiennent des économies locales. En Afrique, des millions de personnes y trouvent leur subsistance : bois de chauffe, fruits sauvages, plantes médicinales, noix de karité. Pour de nombreuses femmes, ces ressources ne sont pas un simple appoint, mais la clé de leur autonomie économique. En Afrique de l’Ouest, plus de 4 millions d’entre elles vivent du karité, dont la récolte et la transformation représentent jusqu’à 80 % de leurs revenus.
Cette économie reste dans l’ombre. Reléguée à l’informel, elle échappe aux statistiques et aux soutiens publics. Officiellement, les emplois forestiers sont sous-estimés, dilués dans les chiffres de l’agriculture ou du commerce. Mais en y regardant de plus près, les chiffres s’envolent : plus de 800 millions de personnes dépendent des forêts pour se nourrir, se chauffer, vendre ou troquer.
Mais avoir une forêt à sa porte ne garantit pas d’y avoir accès. Son usage repose sur un équilibre fragile, pris entre droits ancestraux, régulations étatiques et pressions extérieures. Autrefois en symbiose avec leur environnement, les communautés doivent désormais composer avec des restrictions, des concurrences et des incertitudes croissantes.
Utilisation : Des régimes riches en vie
Les forêts sont au cœur des régimes alimentaires, contribuant à la qualité nutritionnelle des populations, en particulier en Afrique. Là où les communautés dépendent largement des ressources forestières pour leur subsistance, elles fournissent des aliments fonctionnels riches en nutriments, enrichissant ainsi la diversité alimentaire et soutenant la santé des individus.
Par exemple, des fruits comme ceux du baobab, qui contiennent jusqu'à cinq fois plus de vitamine C que les oranges, offrent une alternative précieuse pour les enfants souvent déficients en ces nutriments. De même, les feuilles d’arbres et d’arbustes constituent une source importante de protéines, de fer, de calcium et de vitamines, compensant les carences fréquemment observées dans les régimes alimentaires dominés par les céréales.
Bien que leur contribution énergétique soit faible à modérée, les aliments sauvages peuvent représenter jusqu’à 36 % de l’apport total en vitamine A et 20 % du fer alimentaire au Gabon. Dans les régions où les carences en micronutriments sont courantes, même de petites quantités de ces aliments peuvent avoir un impact significatif sur l’état nutritionnel et le développement cognitif des enfants.
La Stabilité : Entre alimentation de disette et espoir pour demain
La stabilité alimentaire, souvent liée à la constance des ressources, se trouve fréquemment aux frontières des forêts. En période de crise, un fruit tombé ou un tubercule négligé peut transformer une journée sans repas en un moment de survie.
Au nord du Sénégal par exemple, des ressources comme les fibres extraites de Grewia bicolor, un arbrisseau multitâche et les graines de Combretum aculeatum viennent soutenir les communautés, apportant des nutriments vitaux lorsque les récoltes échouent ou que les marchés sont inaccessibles. En période de crise, elles offrent des ressources alimentaires et assurent des services écosystémiques tels que la régulation de l’eau, la protection contre l’érosion et l’aménagement de microclimats favorables à la croissance agricole.
Des plantes sauvages apparentées aux cultures, comme le teff ou le sorgho, jouent un rôle clé en renforçant la biodiversité et la résilience des systèmes agricoles. Elles facilitent la pollinisation, enrichissent les sols et contribuent à la diversité alimentaire, tout en apportant des solutions pérennes face aux défis agricoles futurs. Ces plantes, qui s’adaptent aux environnements difficiles, sont un gage de durabilité et un gage d’espoir pour les générations à venir.
La forêt n’a jamais laissé l’Homme affamé. Elle a nourri, soigné, stabilisé, assurant à la fois l’abondance et l’équilibre. Mais toutes ses contributions ne sont pas interchangeables. Certaines, comme la diversité phylogénétique et fonctionnelle, sont irremplaçables. Leur perte réduit nos options pour l’avenir.
Or, ce qui n’est pas mesuré reste souvent ignoré. Tant que nous ne quantifierons pas précisément la valeur des forêts et des services qu’elles rendent, leur rôle dans la sécurité alimentaire et dans la résilience écologique restera sous-estimé. La comptabilité écosystémique du capital naturel (CECN) est un outil opérationnel permettant de combler ce manque : en traduisant en données tangibles ce que les scientifiques, les communautés locales et les gestionnaires de territoires observent depuis toujours, elle ancre ces réalités dans les choix politiques et économiques.
Il est donc urgent que chaque acteur prenne ses responsabilités. Aux décideurs d’intégrer pleinement ces savoirs dans les stratégies de sécurité alimentaire. Aux chercheurs d’explorer et de valoriser les plantes comestibles méconnues. Aux consommateurs de renouer avec la nature et d’adopter une consommation respectueuse. À l’industrie de privilégier une approche éthique, préservant plutôt que pillant.
Ignorer ces engagements, c’est précipiter la disparition des forêts et subir ses conséquences. Comme le dit un proverbe congolais : « La forêt précède l’Homme, le désert le suit. » Si nous ne choisissons pas la forêt aujourd’hui, demain, il ne restera plus rien à choisir.
